Quelle place pour la peinture figurative aujourd’hui ?
C’est une question qui se pose sans cesse, et à l’ère du concept et du numérique, les peintres semblent relégués au rang de pièce de musée ou d’anachronisme charmant. Pourtant, la peinture ne disparait pas ; le dessin demeure toujours présent ; il y a une résilience du figuratif et des «Beaux-Arts» ; le beau continue de fasciner.
Ce qui est fascinant dans la
peinture, c’est qu’elle est essentiellement ambivalente, c’est-à-dire qu’elle
nait d’un procédé oxymorique : représenter le monde qui nous entoure, un
monde de volumes et d’espace, sur une surface plane. Beaucoup d’aspects de la
peinture touchent à cette ambivalence : une tension s’opère entre une
recherche de réalisme, d’illusion, et une stylisation, une déformation. Entre
la trace du peintre, et l’impossibilité de pouvoir appréhender totalement son
processus de création.
Dans mon travail, j’ai décidé de creuser
ce concept d’ambivalence, en questionnant les limites de cette tension. Car à
mon sens, notre fascination pour la peinture provient justement de ce jeu
d’avec la limite. Ce qui nous interpelle, ce n’est pas quand il est trop tard, c’est
la possibilité d’un basculement.
En définitive, la peinture est à mon
sens une question de hiatus. Et la force de certaines images provoque en nous
un sentiment de sidération. La sidération, selon Heidegger, est un sentiment
extrême, comme un gel de l’esprit, un choc psychique qui accentue notre acuité.
Notre existence-même commence par une sidération, la naissance. Mais la mère
qui accouche fait également l’expérience de cette sidération, en tenant dans
ses bras un être qu’elle a porté et aimé, mais qui lui est étranger.
Cette idée ramène invariablement au
principe d’inquiétante étrangeté développé par Freud. L’Unheimliche désigne une chose familière devenue inquiétante.
On retrouve cela plus récemment dans
le concept d'uncanny valley, qui note
l'effet de gêne qu'on ressent à la vue d’objets trop proches d’une forme humanoïde,
ou bien, inversement, face à du vivant réifié (taxidermie, cadavre).
Partant de ces réflexions, et de mes
propres sidérations personnelles durant mes déambulations muséales, j’en ai
conclu à la supériorité formelle du léger décalage sur le parfait étranger.
Ce qui nous trouble dans ces images,
c’est la notion de doute. Cela renvoie aux origines de la peinture et au mythe
de Zeuxis, qui dépeint cet art comme celui de l’illusion. La peinture est une
tromperie qui nous parle de nous-mêmes. Car comment se définir si ce n’est par
comparaison à l’autre ? Le citoyen grec s’identifiait par la distinction d’avec
le sauvage, celui qui habite à la frontière. Les portraits d’un Bacon ou d’un
Ghenie nous renvoient le reflet d’une humanité qui nous semble étrangère.
Ma recherche autour de ce hiatus fait
sens dans notre monde. Notre époque est celle de la déshumanisation de masse.
L’homme est déraciné, tandis que la machine est omniprésente. La société ne
souffre plus l’altérité ou veut la maîtriser. La diversité est intégrée, le
handicap est pallié ou avorté, nous allons vers un refus de la maladie et de la
mort, la grande étrangeté par excellence. Même l’art est parfois calibré. Pourtant,
qu’est-ce que la vieillesse, par exemple ? C’est s’observer dans le miroir
et ne plus se reconnaitre. Le familier devenu étranger.
En tant qu’artiste, je suis
interpelé par cette volonté de supprimer le doute. La perspective d’un monde
calibré tel que celui d’Aldous Huxley, au motif que le doute amène l’angoisse,
me laisse songeur. Car l’angoisse (qui n’est pas une peur) crée cette
sidération, qui selon Heidegger nous permet une présence claire au monde. Par
ces étranges comparaisons, je peux prendre conscience de mon être.